Chloé Delarue

TAFAA - SYCAMORE RABBIT (Give 'Em The Love Tonight II)

February 25 - April 15, 2023

galerie frank elbaz, Paris


Chloé Delarue, TAFAA - SYCAMORE RABBIT (Give 'Em The Love Tonight II), 2023
exhibition view, galerie frank elbaz, Paris, Photo : Aurélien Mole

galerie frank elbaz is pleased to announce TAFAA - SYCAMORE RABBIT (Give 'Em The Love Tonight II),

Chloé Delarue's first solo show with the gallery. 



Chloé Delarue, TAFAA - SYCAMORE RABBIT (Give 'Em The Love Tonight II), 2023
exhibition views, galerie frank elbaz, Paris, Photo : Claire Dorn

C’est un exercice périlleux que de vouloir donner du sens à une fulgurance poétique. De la même manière qu’il y a quelque chose d’infiniment réducteur à vouloir faire le commentaire d’une œuvre par le menu détail de ce qui la compose, l’exégèse poétique contient une forte potentialité déceptive. Mettre à plat son truchement, c’est prendre le risque de laisser s’échouer ses termes au seuil d’une certaine magie – de celles qui, précisément, offre à l’œuvre le pouvoir de dire par-delà son propre vocabulaire.

 

Si j’en passe par cette réflexion pour introduire la première exposition de Chloé Delarue à la galerie frank elbaz, c’est que j’ai ressenti un agréable sentiment de curiosité lorsque celle-ci m’a annoncée le titre qu’elle allait donner à cette nouvelle étape de son cycle TAFAA – je reviendrai plus loin sur cet acronyme techniciste qui accompagne le travail depuis le milieu des années 10. Un sentiment qu’il m’est difficile à expliquer tant il tient au résultat d’un rapprochement, pourtant relativement cryptique, de deux noms qui ne désignent en apparence rien d’autre qu’un type d’arbre et un rongeur. De la même manière que j’ai toujours été séduit par la capacité de certain·e·s sculpteur·ice·s à assembler des objets ready-made a priori sans lien[1], cet usage particulier des mots me semblent également en mesure d’ouvrir des brèches sémantiques, de catalyser l’imaginaire. Sycamore Rabbit, et son prolongement tout en évocation suave, pourrait ainsi déjà être un fragment d’œuvre en soi, retenant autant de références aux mythologies contemporaines qu’à un récit hors d’âge[2] – comme un glissement dans l’ordre du temps.

 

Mais à cette extension poétique, précède donc une base conceptuelle ne cessant de s’actualiser. Marquées des cinq lettres TAFAA, pour Toward A Fully Automated Appearance, les expositions de Chloé Delarue s’appréhendent depuis un postulat théorique suggérant qu’à l’ère d’un monde intégralement calculable et opérationnel, la réalité telle qu’on la perçoit tend vers une forme d’automatisation totale. Les œuvres produites par l’artiste, sans chercher à faire la démonstration de cette thèse dans notre environnement commun, s’appuie sur ce dernier pour lui créer de multiples duplications et reconfigurations. Si l’esthétique générale peut, elle, évoquer une atmosphère cinématographique où écrans et néons brillent invariablement, c’est cependant moins dans une projection futuriste que le projet TAFAA déplace ses spectateur·ice·s. Le futur, les futurs, disait même déjà Mark Fischer, sont « perdus »[3] ; les récits d’anticipation sont devenus obsolètes dans une société contrôlée par les algorithmes, l’analyse des datas et la simulation de toute expression du réel. Un basculement est largement accompli, suivant les contours exacts des projections faites des décennies plus tôt. TAFAA est une exacerbation du présent, d’un monde où la vision est la résultante d’un prisme, d’une allégorie technologique. Et c’est ainsi que surgit l’émergence d’une réalité simulée, venant non pas se substituer mais s’insinuer, reconditionnant nos environnements matériels et affectifs.

[1] Une méthode que n’emploie pas Chloé Delarue, qui à défaut d’utiliser le ready-made, favorise les empreintes de formes et une sorte de hacking de dispositifs techniques existants – le lien aux choses extérieures se faisant donc de manière plus indirecte.

[2] Au risque d’ôter un peu de mystère, dans une note, l’artiste évoque le clin d’œil fait à la puce « Sycamore », créée par Google, qui a rendu manifeste la supériorité d’un calculateur quantique sur un ordinateur classique. Le lapin, lui, est un élément de récit que l’on retrouve dans les Aventures d’Alice au pays des merveilles comme dans le film Matrix : il marque l'arrivée de péripéties mettant à mal le sens logique des histoires. Notons enfin que l’essayiste Pacôme Thiellement, dans un récent ouvrage intitulé Sycomore Sickamour (PUF, 2018), a insisté sur la dimension symbolique du sycomore dans l’œuvre de William Shakespeare. Dans la tragédie Roméo et Juliette, l’arbre y devient le refuge du « sick amour » – de l’amour malade.

[3] « Futurs perdus » est le premier chapitre de Mark Fischer, Spectres de ma vie, écrits sur la dépression, l’hantologie et les futurs perdus, Entremonde, Genève, 2021.

Chloé Delarue, TAFAA - SYCAMORE RABBIT (Give 'Em The Love Tonight II), 2023
exhibition views, galerie frank elbaz, Paris, Photo : Aurélien Mole

Chloé DELARUE
TAFAA - UNNECESSARY DOUBT, 2023
Latex, resin, aluminium, neon

Chloé DELARUE
TAFAA - PALANTIR (ACID RAVE), 2022
Blown glass, neon, resin

Chloé DELARUE
TAFAA - FERTILITY DEVICE (NUDGE FOR THE GEMINI)
2023
Inox, neons, chrome, motor, latex, cigarettes, LCD screen, led, video

Les théories, scientifiques ou autres, n’ont en tant que telle jamais été suffisantes pour produire des œuvres d’art intéressantes. Le malaise et le doute, en revanche, sont des agents efficaces du trouble esthétique. Je spécule mais c’est cet état d’esprit, selon moi, qui accompagne Chloé Delarue dans ses arbitrages plastiques. TAFAA peut y être vu comme une matrice formelle entraînant avec elle la transformation d’éléments issus d’une réalité partagée par le plus grand nombre. Pour autant, et c’est là un fait important, il ne s’agit pas d’en faire émaner un décor, ou un cadre de vie potentiel : chaque pièce, faisant valoir son autonomie, figure plutôt un décalage dans la perception – l’irruption soudaine de signes qui façonnent nos vies et dont le chamboulement inquiète les certitudes. Ainsi, tout ici manifeste sa présence familière : le sol recouvert de mousse végétale, les corps animés, les visages idolâtrés tout autant que les mèmes qui ponctuent ironiquement les navigations rêveuses. Tout est connu mais rien n’a jamais paru si étranger, si absent à soi, si vide de substance signifiante quand tout devient synthétique.

Ce à quoi nous renvoie cette nouvelle occurrence de TAFAA, sans rentrer dans la dissection de ses effets, c’est à cette incapacité de cerner précisément ce qui nous échappe – le fameux unheimliche freudien. Nous avons appris que la réalité n’était qu’une réalisation subjective, une construction parmi d’autres permettant de justifier le sens de nos actions. Le lapin, blanc certainement, enseignerait la précarité de ces mythes qui nous retiennent si sagement. Ainsi va la force poétique du projet de Chloé Delarue, qui par quelques mots ou jonctions d’objets, transmet cette essence fondamentalement récalcitrante du monde autour.

Chloé DELARUE
TAFAA - PROTEST (MONSTERA), 2023
Neon, 3d print

Chloé Delarue
TAFAA - ONLY RELICS FEED THE DESERT (New Fraudulent Taxonomy III), 2022
Resin, latex, print by transfert, steel

Chloé DELARUE
TAFAA - FERTILITY DEVICE (UNCANNY VALLEY TROLL SPREADING), 2023
LCD Screen, metal, glass, latex, video, print by transfert