Le Corps Living Room, 2023

Anne Le Troter, Les Pornoplantes, 2023
Exhibition views, galerie frank elbaz, Paris Photo: Claire Dorn


Extérieur jour. Discours fermé. Explicite dans l’intimité du casque. Trois bancs couleur sable, noir pour le câble. Sous les fesses, dans le dos, le son, la voix. Ploc, Ploc.

Quand Anne Le Troter sortit un matin d'un sommeil peuplé de rêves troublants, elle se retrouva transformée dans son lit, quelque part dans une forêt, en une sorte de plante. Comme les Héliades qui avaient tant pleuré la mort de leur frère Phaéton, foudroyé pour avoir emprunté les clés du char solaire du papa, qu’elles se changèrent en peupliers et en aulnes, ses doigts s’étaient d’abord allongés si démesurément qu’on ne put rapidement plus parler que de branches et de tiges. Le reste du corps avait suivi, secoué de toute part par une multitude de germinations et de bourgeonnements. Dans ce devenir-plante qui était en train d’advenir, elle conserva une silhouette à peu près humaine comme les racines aphrodisiaques de la mandragore : une tête, des jambes (2), un sexe (par intermittence) – exercice quotidien : passer la tête entre les jambes pour voir ce qui s’y passe et sentir le sang tambouriner sur les tempes. Et une voix. Ben ouais. Car cette plante-là fait de l'audio porn et de l’ASMR, déballe et n'a pas sa langue et son cul dans sa poche. Saison après saison, elle explore la sexualité végétale et nous chuchote l’euphorie du printemps, la chute du sexe de l’autonome et le renouveau du poil qui fleurit. Une trilogie : 1. L’intensité d’une sociabilité du frottement 2. La solitude de l’isolement 3. L’espoir et les perspectives des échanges retrouvés. C’est que cette voix a des ambitions. Elle ne veut pas simplement être entendue, elle veut pénétrer ses contemporain.es. Toucher, s’infilter, contacter, comme une sorte de peau impalpable et vibrante, dont les pores auraient été remplacés par des jacks. Je dis peau, mais écorce ou surface foliaire seraient probablement plus adaptés. Le terme haptique peut-il être employé au sujet de la voix ?

Extérieur jour. Discours ouvert. Murs blancs, verres transparents, réseaux de câbles et dessins en acier. Conductibilité. Dédoublement et maquette. Transducteurs et objets parlant. L’espace sue le son. Ploc, Ploc.

Maintenant un petit groupe s'est formé dans la clairière. On compte six personnages – des femmes des hommes. Iels entrainent leur corps à se tendre, à se gainer, à accueillir. On les voit tenir des positions à angles droits, un peu comme les phasmes avec leurs longs membres fins comme des branches. Iels font la chaise là d’où viennent toutes les chaises. Iels soufflent et transpirent. Gros effort, la chaise. Les cuisses finissent par se crisper et trembler, il faut tenir pour que le haut ne cède pas. Tenir dans l’attente que quelqu’un s’assoit. C’est chaud, la chaise. Et fonctionnel. Ça ne s’arrête jamais de bosser. Tou.tes ensemble, iels font salon dans la forêt. Leurs corps se mobilisent pour faire mobilier. Ils deviennent des corps living-room. Iels ont eu l’idée en regardant sur Youtube, tout serré autour de l’ordi, une vidéo d’Antic Meet de Merce Cunningham, où on le voit porter un costume-chaise imaginé par Robert Rauschenberg. Une chaise comme un sac à dos. Le danseur-chaise découvre une société dont il ne connaît pas les règles et qu’il va embrasser. A l’inverse, notre petite communauté dans la forêt opère un mouvement de retrait. Elle s’extrait au milieu des arbres pour faire aire de repos, avec l’immobilisme (mais il faut quand même le tenir physiquement encore et encore) comme horizon politique. Certain.es se projettent déjà dans des devenirs-table-de-pique-nique. Mais dans ce projet de réification sensible et militant, tou.tes rêvent de devenir le jouet du chien. Mordillé, léchouillé, dégoulinant de salive. Ne prenez pas cet air dégouté, vous vous trompez, ce n’est pas répugnant. Le jouet du chien, c’est l’objet ultime de désir et de satisfaction.

Vraiment, tout est parti d'un peignoir rose chargé de quarante haut-parleurs contenus dans des languettes de papier. Un peignoir rose porté comme on sort de la douche et portant les voix des autres pour leur faire une petite place sur soi, en soi, à travers soi. Laisser le corps vibrer des mots des autres. En faire un abri pour une communauté de parlants, pour en prendre soin. Multiplication des bouches sur le corps, multiplication des lieux d’énonciation. Ce qui se manifeste ici, c’est la composition d’une géographie de la parole qui tombe dans les organes, dans les seins, dans le ventre, dans les jambes. La performance d’une oralité sans tête.

Extrait du communiqué de presse de l'exposition Les Pornoplantes

— Raphael Brunel

Anne Le Troter
Le Corps Living Room, 2023
Sound installation, 30 minutes
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Voices: Martin Bakero, Eva Barto, Agathe Boulanger, Victoire Le Bars, Anne Le Troter et Simon Nicaise

Anne Le Troter
Le Corps Living Room, 2023
Sound installation, 30 minutes
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