Anne Le Troter

CORPS VOCAL POLYPHONIQUE

« Dès que l’homme use du langage pour établir une relation vivante avec lui-même ou avec ses semblables, le langage n’est plus un instrument, n’est plus un moyen; il est une manifestation, une révélation de notre essence la plus intime, et du lien psychologique qui nous lie à nous-mêmes et à nos semblables. »

Walter Benjamin

Dédiées à la projection de la forme orale, les expositions d’Anne Le Troter ont des allures d’enquêtes sonores. La matière vocale collectée, qu’elle sculpte ou réinterprète, se révèle souvent surprenante : le corps, saisi par le prisme sémantique de différents champs professionnels, y est omniprésent, comme s’il cristallisait une zone de résistance à dire. L’artiste collectionne ainsi les sociolectes, ces dialectes spécifiques à une classe sociale, à un groupe professionnel, ces jargons qui ont parfois une utilité identitaire, mais qui peuvent aussi servir de moyen d’exclusion. Langue managériale et corporate, terminologie médicale ou paramédicale, standardisation vocale des enquêteurs téléphoniques : autant de langages techniques qui permettent à Anne Le Troter d’aborder le corps dans sa dimension matérielle, et de jauger l’emprise autoritaire d’une langue sur son objet. L’artiste s’intéresse également aux idiolectes, les usages du langage propre à un individu donné ou à un tout petit groupe, comme la novlangue qu’elle a créée avec ses soeurs, parole autarcique qui cimente leur complicité. À travers ces différentes sources, Anne Le Troter semble s’interroger sur une notion à la fois poétique et politique : comment, dans le creuset de la langue, le corps contemporain pourrait-il s’exprimer sans se collectiviser ni s’instrumentaliser ? Pour mettre en forme ses pièces sonores, l’artiste collecte, découpe et assemble, dans un processus de composition très élaboré. Selon différents protocoles, elle fait aussi intervenir sa propre voix enregistrée, ou celles de locuteurs interprètes. Dans un bloc de paroles constitué, Anne Le Troter met en relief l’intensité de présence de certains éléments : elle fuit le superflu, élague les liens syntaxiques, capte les variations dans la répétition, révèle la mécanique structurelle de la langue. Par ailleurs, elle est très attentive à l’intersubjectivité langagière et à la socialité linguistique, et elle accueille volontiers les symptômes émotionnels du locuteur : les modulations qui marquent le doute, la réticence, l’impatience ou la fatigue traduisent autrement le corps. En ce sens, elle s’inscrit dans le sillage de Benveniste ou de Goffman, linguistes pragmatiques qui ont beaucoup étudié l’appropriation, par le locuteur, de l’appareil formel de la langue. Toutefois, cette dimension linguistique présente dans le travail d’Anne Le Troter (l’interlocution, l’échange entre émetteur et receveur, destinateur/ destinataire, encodeur/décodeur) ne doit pas oblitérer la grande qualité musicale de ses compositions : la pluralité des voix au sein d’un même individu et la pluralité des voix du groupe y sont traduites avec beaucoup de délicatesse polyphonique, conjuguée à une spatialisation du son qui renforce l’effet de mobilité légère de ce bruissement interactionnel, devenu mélodies combinées, ensemble rythmique de destins vocaux particuliers. 

extrait de texte Éva Prouteau, art critic

Interview avec l’artiste 25/11/18. 



«As soon as man uses language to establish a living relationship with himself or with his peers, language is no longer an instrument, no longer a means; it is a manifestation, a revelation of our most intimate essence, and of the psychological link that binds us to ourselves and to our peers.»

Walter Benjamin

Anne Le Troter’s exhibitions appear as sonic investigations, dedicated to projecting oral forms. The collected vocal material that she sculpts or reinterprets often turns out to be surprising; within it, the body is omnipresent, caught up in the semantic prism of different professional fields as if crystallising a zone of resistance to be said. The artist collects sociolects, the dialects specific to a social class or a professional group: jargons that are sometimes useful for a sense of identity, but may also be used as a way to exclude. Managerial and corporate language, medical or paramedical terminology, the standardised voices of telephone researchers: all so many technical languages that give Anne Le Troter an opportunity to address the body in its material dimension, and to measure the authoritarian hold of a language over its object. The artist is also interested in idiolects, language-use peculiar to a given individual or a very small group, like the idioglossia that she created with her sisters as a selfsufficient speech cementing their complicity. Through these different sources, Anne Le Troter seems to ask herself questions about a notion that is both poetic and political: how, in the crucible of language, could the contemporary body express itself without becoming either collectivised or instrumentalised? To give a form to her sound pieces, the artist collects, cuts up, and assembles in a highly elaborate compositional process. According to different procedures, she also includes recordings of her own voice, or speech actors. Anne Le Troter highlights the intensity of the presence of particular elements in a composed block of speech: she avoids the superfluous, prunes the links of syntax, captures variations within repetition, reveals the structural mechanism of language. She is also very attentive towards inter-subjectivity in language and to linguistic sociability, and she willingly includes the symptoms of the speaker’s emotions: the modulations that signal doubt, reticence, impatience or fatigue are another way to convey the body. In this sense, she follows in the wake of pragmatic linguists like Benveniste or Goffman, who have intensely studied the appropriation by the speaker of the formal apparatus of language. The linguistic dimension that exists in the work of Anne Le Troter (interlocution, exchange between transmitter and receiver, sender/recipient, encoder/decoder) should not however overshadow the considerable musical quality of her compositions: in them, the plurality of voices of a single individual and the plurality of voices of a group are conveyed with a good deal of polyphonic delicacy, combined with a distribution of sound in space that reinforces the subtle effects of movement in the interactional murmuring, becoming combined melodies, rhythmic ensembles of individual vocal trajectories. Anne Le Troter sets up simple listening structures to transmit the sound material, dividing the space, sometimesimproving the acoustics, and making the spectators physically welcome. 

extract from a text by Éva Prouteau, art critic

Interview with the artist 25/11/18.